Le syndrome du spectateur : la “théorie“ au cinéma





Nous aborderons ici la théorie en tant que phénomène culturel, en tant que ressenti d’un groupe par rapport à une oeuvre, qui s’exporte et a vocation à être un à-côté essentiel de l’oeuvre. Nous ne traiterons pas de la traditionnelle discussion/débriefing/dispute d’après-séance, sans bien sûr nier l’importance fondamentale de cette dernière pour la cinéphilie. 
Ce que nous entendons par théorie dépasse la discussion de trois acolytes légèrement sonnés au sortir de la salle où ils viennent de voir Mulholland Drive un des films de David Lynch. Cette théorie, elle, veut conquérir un public large - si possible tout ceux qui ont vu l’oeuvre - et même, comme accomplissement suprême, obtenir l’approbation de l’auteur de l’oeuvre. 

La théorie comme phénomène culturel prend une ampleur qui nécessite l’existence de certains moyens structurels de communication (réseaux sociaux les premiers, pour ne pas les nommer), et discrédite de facto certaines oeuvres qui n’ont pas pu en bénéficier à cause de l’absence de ces moyens. Qui en bénéficient peut-être a posteriori. 
Nous ne les aborderons pas, mais il y a, de façon régulière dans l’histoire du cinéma, des oeuvres qui ont intrigué, ont suscité le débat et la réflexion. Des oeuvres connues comme énigmatiques, des oeuvres qui devaient forcément avoir un sens caché (on pense par exemple à la plupart des films de Tarkovsky ou Persona, de Bergman dès 1966) mais dont les tentatives d’interprétations n’ont pas pu se transformer en mouvements importants.



I - Théorie : 

Une théorie n’est en définitive rien d’autre que la production d’un spectateur qui décide d’agir face à une oeuvre, afin de s’échapper d’une simple et classique interaction passive. Elle n’est pas une simple interprétation ou un avis, mais bien une production concrète qui s’extirpe de la dichotomie spectateur / auteur. L’auteur d’une théorie crée à son tour, par-dessus ou à côté de ce qui est préexistait. 

Partant des bases de la fiction qui lui ont été livrées, il décide de réfléchir, d’approfondir, d’explorer les zones d’ombres ; et, enfin, de produire. Comme dit plus haut, la différence entre une théorie filmique et les hypothèses d’une discussion d’après-film se trouve simplement dans l’envergure qu’elle prend. La théorie a pour vocation d’être diffusée, parallèlement à l’oeuvre originale

Pour illustrer cette définition, choisissons une oeuvre majeure de la culture populaire du XXIème Siècle : Inception (Christopher Nolan, 2010). La dernière scène - ne me regardez pas comme ça, tout le monde le sait - de ce film basé sur le rêve et la perception de la réalité montre une toupie, totem de Cobb, personnage principal. Selon le film, Cobb se sert de cette toupie pour savoir s’il est éveillé ou non : dans un de ses rêves, elle ne s’arrêterait jamais de tourner. Précisément, Nolan a choisi de lancer le générique avant que l’on puisse déterminer si la toupie s’arrêtera de tourner ou non. 
Passons sur le fait que, comme à son habitude, Nolan privilégie le money-shot plutôt que le fond, une fin nette ayant été bancale que Cobb rêve ou non ; c’est ici que le spectateur rentre en jeu. Alors que pendant les deux heures et demie précédentes, il s’était contenté de subir un scénario alambiqué (ainsi que de se persuader de la complexité (feinte) de cette histoire de niveaux de rêves), il peut désormais reprendre le pouvoir. À lui de ce décider de ce qu’il arrive à Cobb. Pour ce faire, il va analyser les images précédentes, à la recherche d’une zone d’incertitude sur laquelle s’appuyer pour fonder sa théorie. Les fans acharnés ont tranché : le vrai totem de Cobb n’était pas la toupie, mais son alliance. Il ne la porte qu’en rêve, il ne la porte pas lors de la scène de l’aéroport. La résolution étant en fait dans la scène précédente à celle de la toupie (un leurre à la Nolan) : victoire de la théorie. 
Dans la mesure ou ce flou a été volontairement mis en place par le réalisateur (Christopher est taquin), cet exemple se révèle légèrement biaisé mais demeure démonstratif. Il va désormais s’agir de définir le concept de zone d’incertitude. 


II - Zone d’incertitude : 

La véritable zone d’incertitude, elle, n’est quasiment jamais prévue ou voulue par l’auteur. Elle n’est pas nécessairement un oubli, dans le sens où l’auteur n’y aurait pas pensé, elle est souvent quelque chose qu’il n’a pas jugé opportun de développer, quelque chose de volontairement mis de côté. 
Elle est toujours révélée par l’imagination d’un spectateur avide d’approfondir son rapport à une œuvre. Un spectateur à qui il manque quelque chose, un spectateur qui souhaite compléter, participer au travail de l’auteur parce qu’il apprécie une oeuvre - on viendra rarement théoriser sur une oeuvre que l’on n’a pas aimée.

Un exemple de zone d’incertitude : où sont les poissons, les reptiles et les oiseaux dans Zootopie (Byron Howard et Rich Moore, 2016) ? 

Les spectateurs ont conclu après étude plus approfondie de l’univers du film, ainsi que de la zoologie (réelle) que les oiseaux étaient trop indépendants et trop peu sédentaires pour vivre à Zootopie (mais qu’ils avaient alors sans doute leurs cités basées sur le concept de migration) ; que les reptiles, eux, n’avaient pas atteint le même stade d’évolution que les mammifères (argument scientifique, leurs cerveaux étant proportionnellement plus petits que ceux des mammifères) ; et enfin, que les poissons et autres mammifères marins… n’étaient sans doute rien de plus que de la nourriture (comme le prouvent un certain nombre de restaurants du poisson ou de la graisse de baleine dans les arrières-plans du film). 


Lorsque la question est abordée en interview, les réalisateurs ne semblent pas découvrir le problème mais plutôt l’avoir déjà mis de côté… Ils ne nient pas l’existence d’autres cités animalières, mais ne veulent rien confirmer en dehors d’une éventuelle suite. 
Les spectateurs s’emparent du matériau de base livré par les créateurs (qui sont sans doute passés par les mêmes interrogations) et améliorent leur expérience. En partant du principe qu’un film ne peut, par souci de durée et de clarté, tout traiter, ils complètent, partagent et se font auteurs à leur tour. Il suffit d’être persuadé - ou de se persuader, là est le côté pernicieux de la théorie - et de dresser un tableau regroupant ses arguments. 
La théorie peut s’étendre à partir du moment où, dans une zone d’incertitude subjective, on détermine des points d’intérêt objectifs ; c’est assez significatif de la manière dont l’une des théories actuelles les plus importantes a été construite. 


III - 'The Pixar Theory' : 

C’est ainsi que nous en venons à la “Pixar Theory“.  Mise en place par Jon Negroni qui a complété - extrêmement extrapolé - une première idée trouvée dans les méandres d’internet. Détail par détail, il a trouvé liens qui reliaient les films entre eux. La même caravane dans deux films ? Le même arbre dans deux autres ? Une apparition de Sully dans Rebelle  ? (si) Petit à petit, tout s’assemble. 
Sans entrer dans les détails - il le fera mieux que moi -, il s’agit de constater que tous les films de l’univers Pixar (de Toy Story à Coco) peuvent être liés : ils partagent une Histoire et un univers.

La théorie est complexe (parfois tortueuse, et n’échappe pas à quelques contradictions), mais construit un ensemble qui s’auto-vérifie. Il suffit en fait de visionner les Pixar avec cette grille de lecture. Rapidement, il s’agirait de constater que machines et jouets mais aussi animaux ont, au contact des humains, pris vie… et leur ont survécu  (car il y a une apocalypse dans l’univers Pixar, quelque part entre Là-Haut et Cars). Les monstres (de Monstres & Cie, suivez un peu !), issus de mutations causées par le dégradation de la Terre menée par les humains, seraient chronologiquement la dernière forme de vie de cet univers. Ces derniers ne voyagent pas dans l’espace - il est vrai que ce n’est pas spécifié - à travers leurs portes mais à travers le temps, c’est ainsi que la petite Boo, maîtrisant aussi le voyage dans le temps et devenue la vieille sorcière de Rebelle relancera l’univers (cyclique). 
Ce ne sont que les grandes lignes, mais pour en revenir à ce qu’est une théorie, il s’agit par exemple d’affirmer que si l’on voit si peu d’humains dans 1001 Pattes, c’est parce qu’il n’y en a presque plus sur dans la mesure où ils viennent juste de revenir sur Terre avec l’Axiom dans Wall-e. Sophistiqué. 

Je vous laisse le plaisir, bien sûr, d'explorer le sujet plus en profondeur. On peut même en faire une lecture marxiste/historiciste avec des 'power struggles' & co, and I think it's beautiful.

La Pixar Theory est donc, dans une certaine mesure, une bonne théorie. Elle ne modifie pas l’oeuvre mais en améliore le contenu en le complexifiant. C’est une participation des spectateurs - nombreux sont ceux qui y adhérent, encore plus nombreuses sont les vidéos YouTube qui théorisent - et non une prise de pouvoir arbitraire du spectateur sur l’oeuvre et l’auteur.


IV - Le rôle de l’auteur : 

Évidemment, ce qu’affirme la Pixar Theory, bien que plausible et plutôt sensé, est manifestement trop complexe et trop étendu (sur au moins quinze années, et qui continuerait) pour que le studio ait pu réellement le mettre en place. Pixar n’étant à la base qu’une filiale de développement informatique des effets numériques Lucasfilm ; et le premier film, Toy Story, un pari risqué autant qu’un premier pas dans le film d’animation. Il est bien sûr possible que John Lasseter soit le J.R.R. Tolkien du monde moderne (dans le sens où il aurait conçu un univers et son Histoire), mais on peut aussi imaginer que l’équipe de Pixar réfléchit désormais avec la théorie : sans y adhérer pleinement mais sans, au moins, la contrecarrer. 
Exemple récent : pour intégrer Coco (Lee Unkrich, 2017) dans la Pixar Theory, ses partisans n’ont eu qu’à affirmer que la mémoire était l’énergie fondamentale qui donnait vie aux objets et machines : cela explique pourquoi Wall-e, entouré de souvenirs humains du XXè et XXIème siècle est plus humain que tous les humains avachis sur leurs fauteuils connectés de l’Axiom, mais également pourquoi les voitures de Cars semblent avoir gardé la personnalité de leur précédent propriétaire, etc… 

Certains auteurs en jouent, comme J.J. Abrams - ai-je vraiment associé ‘auteur’ et ‘Abrams’ ..? - qui a pensé son Cloverfield Multiverse (Cloverfield, 10 Cloverfield Lane, The Clovefield Paradox) comme un ensemble volontairement obscur, empli de zones d’incertitudes. Les spectateurs les plus motivés sont ravis de combler les blancs, établir des liens et reconstituer une chronologie. 

Face à cette tentative d’influer sur son oeuvre, il se peut également que l’auteur invalide une théorie. Son statut lui offre dans tous les cas la décision finale. L’auteur considère rationnellement son oeuvre, son imaginaire et ce qu’il a voulu offrir aux spectateurs ; il décide qu’une théorie - interprétation du public - corresponde à sa vision ou non. 
Mieux qu’un communiqué de presse, un tweet permet un échange à la fois formel et informel entre auteur d’une oeuvre et auteur d’une théorie. L’écrivaine J.K. Rowling est un bon exemple dans la mesure où elle garde une mainmise importante sur sa communiqué. Ainsi, elle s’est vite chargée de réfuter une théorie sobrement intitulée “Dumbledore est Ron (rien que ça) ; la théorie allant à l’encontre de l’oeuvre puisqu’elle la rend incohérente dans sa globalité (et n’est également basée sur rien de concret). 

Dans le cas de J.K. Rowling, il est également intéressant de remarquer que, à force d’interagir avec ses fans, elle s’est parfois mise elle-même dans la position du fan qui théoriserait à tort et à travers sans arguments. En affirmant unilatéralement l’homosexualité d’un de ses personnages, après la publication de tous les tomes de sa saga. Selon elle, Dumbledore est gay ; problème : rien dans les livres ne va dans ce sens, et il ne le sera "pas explicitement” (sic.) dans le film dédié précisément à la période de sa vie où sa relation avec Grindelwald est supposée avoir eu lieu. Dommage, on est passé à deux doigts d’une vraie détermination (l’ouverture d’esprit c’est bien, mais il ne faudrait pas choquer pour autant). La théorie peut donc sans conteste se faire politique ; l’idéologie n’en est jamais loin, tant du côté des spectateurs que celui de l’auteur.

À l’extrême inverse, des auteurs s’ouvrent à ses hypothèses au point où ils acceptent que leurs univers soient enrichis par de nouvelles oeuvres - en tant que telles, et non plus de simples interprétations sous forme d’ajout. Les ‘univers étendus’ se sont développés au fur et à mesure de la participation des spectateurs. En définitive, il s’agit simplement de fans qui explorent une zone d’incertitude au point de la prendre en charge, devenant eux-mêmes auteurs. Le plus connu étant celui de Star Wars - du moins jusqu’à ce que le mastodonte Disney l’invalide - ; d’autres oeuvres ont pris cette dimension chorale, comme Metro 2033 (Dmitry Glukhovsky, 2005), roman unique à l’origine dont l’univers a donné une quarantaine de romans et nouvelles, tous approuvés par l’auteur. 



La théorie apparaît donc comme un moyen pour le spectateur de rompre légèrement la hiérarchie implicite qui le place dans un rapport à l’oeuvre passif. D’un côté, il a la sensation de participer ; de l’autre, lorsque sa théorie est fondée, il apporte réellement quelque chose à l’oeuvre et à sa communauté. À l’heure de l’importance croissante des réseaux sociaux, et donc de la possibilité d’une interactivité grandissante, il est donc normalement de constater une augmentation des participations de spectateurs sous forme de théories. Il s’agit ensuite d’évaluer le degré de plausibilité de ces dernières, ou tout simplement d’y adhérer parce que l’on y voit ce qu’on voudrait voir.
À l’auteur, alors, de ne pas se sentir dépossédé*.


* Il n’est pas un auteur mais s’en est approprié la position : Whit Hertford (acteur dans Jurassic Park, 1993 - 11 ans l’époque) qui sort du néant et s’insurge contre une théorie affirmant que le personnage interprété par Chris Pratt dans Jurassic World (2015) n’est pas la version adulte du sien. Ego, quand tu nous tiens. 

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