Un cinéaste au travers de la crise politique italienne des années 1990 : Nanni Moretti dans Aprile




Aprile, un film de Nanni Moretti
avec Nanni Moretti, Silvia Nono, Silvio Orlando

Le cinéaste italien Nanni Moretti développe avec son œuvre une forme particulière d’autofiction à travers laquelle il explore son pays. Ses films existent autour de leurs personnages principaux omniprésents ; d’abord son alter ego Michele Apicella, puis lui-même dans son propre rôle et enfin de nouveaux personnages. Ses films, éminemment politiques, sont autant de tableaux des époques durant lesquelles ils ont été produits. 
Aprile (1998) se déroule entre 1994 et 1997, entre le jour de la première élection de Silvio Berlusconi et celui du 43ème anniversaire du réalisateur trois ans plus tard : de cette façon, le réalisateur définit l’une des thématiques de son film comme la tension entre le politique et le personnel. Son film est traversé par deux choses : un doute, un questionnement sur son pays (son peuple mais également ses politiciens), qu’il lie directement avec la progression de sa vie personnelle et notamment la naissance de son premier fils.
Après la révélation du scandale Tangentopoli  - un système généralisé de corruption par pots-de-vin par l’opération judiciaire Mani Pulite (Mains Propres), la quasi-totalité des partis historiques disparaissent (comme Démocratie Chrétienne) ou éclatent en de multiples formations de moindre importance (comme le PCI). La seconde conséquence directe est l’élection de Silvio Berlusconi et de son parti nouvellement créé, Forza Italia. 
Nous verrons dans cet article de quelle manière les dynamiques de ce film s’inscrivent dans la crise sociale et politique que traverse l’Italie dans les années 1990.

I - Vivre sa citoyenneté en Italie dans les années 90
a) La perte de repères idéologiques 

Moretti choisit de faire débuter son film en avril 1994 : en ouverture, il utilise une séquence d’archive d’une des chaînes privées (possédée par Berlusconi) dans laquelle on apprend l’élection de ce dernier. Il ne parvient pas à comprendre comment cela a pu arriver et, à partir de là, souhaite réaliser un documentaire sur la situation politique de l’Italie. Néanmoins, il se rend compte à travers le film qu’il en est incapable et ce peu importe le sujet. À la manifestation du 25 avril pour la Fête de la Libération, il ne filme « que des parapluies » (là où il cherchait des idées), lorsqu’il rencontre des réfugiés albanais il est incapable de leur poser les bonnes questions, etc… Toutes ses tentatives de documentaire politique sont vouées à l'échec. 
C’est là que réside sa principale démonstration : il porte au jour le fait que la décomposition idéologique en Italie est telle qu’il lui est impossible de lui redonner du sens en tant qu’intellectuel, mais également en tant que citoyen. 
En bref et de façon quasiment paradoxale, « Moretti filme politiquement l’impossibilité de faire du politique » (Sergio Toffetti dans Les Cahiers du Cinéma n°524, 1998) puisque son film reste éminemment politique tout en proclamant que le politique semble avoir disparu en Italie. 

b) Le nécessaire arbitrage entre le politique et le personnel
Face à cette situation, il a le sentiment que son travail n’a plus de sens : si lui-même, l’intellettuale (on rappelle que Moretti est un artiste engagé qui développe une oeuvre cohérente et a toujours fait montre de fortes opinions politiques) ne parvient pas à trouver du sens, il se demande comment un citoyen « lambda » pourrait comprendre ce que le pays traverse. 
On suit donc petit à petit les enjeux de son film changer et l’action se recentrer vers la vie personnelle. Ses idées de documentaires sur le politique sont des échecs successifs comme on l’a vu précédemment (le documentaire sur l’élection de 1994, celui sur les réfugiés albanais, …). Le personnel triomphe, le film se conclut sur la naissance du fils du réalisateur, suivie d’une séquence grandiose durant laquelle il se débarrasse de ses notes au volant de son scooter dans les rues de Rome pour le documentaire et enfin, le début du tournage du projet qui lui était cher, sa comédie musicale. Séquence fabuleuse, générique. 



II - Les démons de l’Italie
a) Le clivage entre le « pays légal » et le « pays réel » 

Selon Gaetano Susca, il y a en fait une véritable rupture entre pays légal (la sphère dirigeante) et pays réel (le peuple ou les consommateurs). Cela dit, le film montre que ceux qui réussissent s’en affranchissent : de fait, Silvio Berlusconi parvient à se présenter comme un homme du peuple alors qu’il est milliardaire et comme un homme du centre alors qu’il a été élu grâce à une coalition avec l’extrême-droite. C’est pour cette raison que Moretti s’efforce de déplacer son oeuvre vers une certaine horizontalité : avec Aprile, il abandonne Michele Apicella, son héros politique par excellence (défini comme « gauchiste » dans les films précédents) et prend son propre rôle, celui d’un nouveau père de famille. Il va donc explorer les problématiques contemporaines du point de vue du citoyen classique (bien qu’évoluant dans un univers petit-bourgeois romain, il faut le reconnaître). Ainsi, selon Antonello et Barotsi, « le discours politique de Moretti tend à verbaliser des problématiques communes, horizontales » et c’est précisément ce qui fait sa justesse : la labilité du réalisateur, cette façon de se situer entre deux « pays » sociaux.

b) L’omniprésence de la télévision
Le film s’ouvre sur une vingtaine de secondes de télévision en plein écran, avec un présentateur qui annonce que « Silvio Berlusconi ha vinto la battaglia » avant de discourir sur son amitié avec celui-ci. C’est seulement au terme de ces vingt secondes que le cadre s’élargit, que l’on se rend compte que l’on est dans un petit appartement où deux personnages regardent la télévision. Ces derniers, Moretti et sa mère, vont interagir avec ce résultat d’élection par écran interposé. De cette manière, Moretti résume très simplement l’un des problèmes majeurs de la société italienne : les citoyens italiens sont des consommateurs télévisuels. Mario Morcellini vont même jusqu’à dire que la télévision est « l’agence de socialisation principale du pays ». La télévision s’est finalement insérée dans le créneau occupé par les grands partis traditionnels et est devenue une idéologie en soi. C’est grâce à cela que Berlusconi est élu : Gaetano Susca affirme qu’il ne fait pas de « raisonnements politiques » mais plutôt des « messages publicitaires ». La séquence la plus politique du film est également la plus artificielle (la plus « mise en scène ») : Moretti se rend virtuellement au Speakers’ Corner à Londres pour déclamer ses lettres jamais envoyées aux partis politiques. Cependant, la séquence se révèle être un songe : la véritable démocratie est ailleurs et peut-être même inaccessible, semble-t-il nous dire. 




Commentaires

LES PLUS LUS