Jessica Forever : interview de Caroline Poggi et Jonathan Vinel


Interview réalisée pour la Gazette du Festival du Film Indépendant de Bordeaux.
Photos : Aurore Thibault


Augustin : Ma première question tourne autour du fait que vous travailliez en duo, puisqu’il n'est pas commun de voir des réalisateurs travailler à deux. Comment vous expliqueriez votre association ? 
Caroline : C’est déjà une association de la vie puisqu’on est en couple. On s’est rencontré avec Jonathan à un moment où chacun on commençait à faire des films de façon séparée : moi je faisais Chiens (2012), Jonathan, il faisait Prince, Puissance, Souvenirs (2012). Ça a commencé en se donnant des retours sur nos travails respectifs. Et une fois ces films terminés, on s’est dit “pourquoi pas se lancer dans l’écriture d’un court-métrage ensemble”. Après, je pense que ça s’est fait naturellement parce que même si on n’aime pas toujours les mêmes films, on est influencé par les mêmes choses, on a les mêmes émotions, c’est important. 
Donc en fait on se retrouvait à la réalisation, on se retrouvait à l’écriture, dans les films qu’on avait envie de faire… Sachant qu’après, comme on avait je pense chacun mis la main à la pâte dans les étapes du processus filmique du coup on n’a pas de partage des tâches, on fait tout ensemble, c’est-à-dire sur le scénario, la rédaction. 
[Augustin : « c’était ma prochaine question » - Caroline : « je m’en doutais »]
Caroline : Après, on n’écrit pas forcément en même temps parce que c’est très dur d’écrire en même temps que quelqu’un d’autre, de savoir si les idées marchent on ne sait jamais du premier coup donc faut réfléchir etc. On est un peu sur tous les fronts ensemble sachant qu’après, ça dépend aussi des films. Par exemple, un film comme After school knife fight (2017), le fait que Jonathan ait une formation de monteur aussi ce qui nous a permis de le monter, tu [Jonathan] as chapeauté plus le truc… Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (2014), on l’a monté avec un autre monteur et on était tous les deux en position de réalisateurs derrière. Il y a des choses qui varient selon les films. 

Augustin : A l’inverse, qu’est-ce qui ferait que vous ne réaliseriez pas un film ensemble ? 
Caroline : Ça a déjà eu lieu.
Jonathan : Ça dépend de, je ne sais pas comment dire, du sujet. J’en ai fait tout seul parce que c’était des films que je faisais vraiment au montage avec des images de jeux vidéo comme Martin pleure (2017) ou Notre amour est assez puissant (2014), des films où c’est vraiment du montage pur. Ce sont des images de jeux-vidéos avec des voix mises dedans. Il n’y a pas de tournage en soi. Ça partait vraiment d’une impulsion et je ne savais même pas si ça allait devenir des films ; ça s’est fait comme ça.
Caroline : Et puis, ce n’est pas au même moment aussi où on attendait pour Jessica, on attendait pour After School… Jonathan jouait à GTA à ce moment-là et il s’est dit pourquoi pas réaliser un film avec ces images-là. Après, ça vient naturellement. 



Augustin : En continuant dans les associations, il y a eu l’oeuvre qui est train d’être projetée quelque part dans l’Utopia, Ultra Rêve. Qu’est-ce qui fait qu’After school, se retrouve avec les court-métrages de Yann Gonzalez et Bertrand Mandico ? 
Jonathan : C’est plus compliqué que ça. A la base, c’est que c’est le même producteur. Il fait trois court-métrages et c’est comme ça que ça s’est passé. Ce n’est pas comme si tu pouvais choisir avec qui tu allais, tu vois ce que je veux dire ? 
Augustin : D’accord ; je pensais que c’était un projet. 
Jonathan : Non à la base, les films existaient indépendamment l’un de l’autre. Mais il y a quelque chose dans la façon dont les personnages parlent (Caro : « de romantisme aussi »), d’univers, les films peuvent communiquer ensemble même s’ils restent différents. En fait, nous, on était déjà passé à Cannes avec le film de Yann (Les Îleset un film portugais qu’était pas vraiment dans le programme mais en gros, on avait déjà senti qu’il y avait un lien ; le producteur l’avait senti aussi. Bertrand a tourné son film Ultra Pulpe un an après ; du coup ils avaient déjà l’idée de ce programme en tête. 

Caroline : Et puis, c’est ce que je disais quand je présentais, il faut vraiment prendre les films comme un voyage ; et que les choses décollent et petit à petit, c’est une entrée en transe. Quand j’ai vu les trois d’un coup cet été, j’y ai vu quelque chose qui décolle de plus en plus pour finir dans un truc complètement baroque. Et je trouve ça plus intéressant que si on était pendant une heure et demie dans 3 court-métrages totalement différents. Ça monte petit à petit et dans After School quand tu finis avec le concert, tu sais, c’est là que ça décolle et après “BAM”, tu rentres dans le film de Yann. C’est une espèce de scène orgiaque et fantastique toujours avec cette idée de groupe. D’abord le groupe de musique, après tu as la passation du désir de groupe en groupe et après, t’as le groupe du plateau de la réalisatrice et de tous ses fantômes donc je trouve qu’il y a cette chose qui résonne. 
Augustin : Et par rapport aux différences esthétiques ? 
Caroline : Vraiment, comme disait Jonathan, on a le même producteur et puis on s’est dit « Allons-y », ça peut marcher.

Augustin : Parlons de Tant qu’il nous reste des fusils à pompe.Comme c’était votre premier film à deux, que pouvez-vous nous dire sur la genèse du projet ? 
Caroline : On l’a écrit il y a cinq ans donc c’était il y a longtemps. Je crois que la genèse c’était qu’on avait envie de faire un film déjà qui parlait du suicide à la base et d’un truc un peu commun qu’on avait tous les deux. On a grandi tous les deux dans des villages un peu perdus là, toi à Bouloc, là où on a tourné le film et moi, en Corse, là où j’ai tourné Chiens et où on a tourné Jessica. Et du coup, il y avait un peu cette idée de raconter les faits divers. En fait, on se racontait les anecdotes et faits divers de notre enfance. C’est parti de ce truc-là.
Jonathan : Ça a beaucoup changé. 
Caroline : C’est vrai mais à la base, il y avait ce truc de l’énumération qui n’est plus dans le film d’ailleurs. A la piscine…
Jonathan : Ce sont deux garçons qui se retrouvent seuls l’été parce que tout le monde est parti (Caro : « Deux frères ») et c’est le sujet de truc abandonné. 
Caroline : Et de filmer le décor comme la mort, comme des tombeaux. Il y avait vraiment cette envie-là, de dire adieu. Filmer les choses comme si tu leur disais adieu. 
Augustin : Oui, il y a une sorte de vide. 
Caro : Ah mais c’est ça. On avait envie de filmer l’ennui, la chaleur mais après c’était des choses qui nous étaient vraiment familières aussi. Je ne peux pas dire c’est notre vie mais ce sont des choses que l’on connaît. 


Augustin : On retrouve dans Jessica Forever des thèmes qui semblent vous animer, par exemple l’abandon et la violence, que vous avez déjà filmés. Essayez-vous de construire quelque chose de cohérent avec tout ça ? 

Jonathan : On ne se dit pas forcément que ça va être cohérent à chaque fois. Ça l’est malgré nous mais je pense que c’est le film qui renoue le plus avec Tant qu’il nous reste des fusils à pompe. Après, on a fait d’autres courts qui n’avaient pas vraiment grand-chose à voir. On n’essaie pas de se dire : « on reste dans un thème précis ». Nous, on écrit de façon ouverte. Je pense qu’on met longtemps à trouver ce que l’on veut raconter vraiment. Au début, on a juste des images et on essaie de trouver un scénario avec toutes ces sensations qu’on a dans la tête et qu’on veut retranscrire. Mais du coup, c’est vraiment un truc, c’est assez inconscient. 

Caroline : Après, tu as des thèmes qui reviennent malgré toi parce que t’es habité par les mêmes choses ; par exemple, tout ce qui de l’ordre de la violence, de la solitude, de l’ennui, de la famille qui est beaucoup dans Des fusils à pompe et qui revient dans Jessica. Ils sont développés dans une autre histoire ; mais ce n’est pas intentionnel quand on le fait. En fait, c’est des choses qui reviennent malgré nous. Même de cette façon d’être très premier degré par rapport au monde, très à même des émotions, très collé tout le temps, d’aimer vraiment, de ressentir la mort. Après, cette histoire, elle vient d’ailleurs : je crois que, là, on avait vraiment envie de parler de monstres et on voulait faire un film sur des monstres. Des monstres créés par le monde et que le monde a envie de cacher. Et donc le film part de là. 

Augustin : J’attends donc de le voir pour continuer les interprétations à outrance! 
Caroline : Nan nan mais il n’y a pas de problème, c’est normal !

Augustin : Et enfin, même si on voit bien que votre style est très personnel, quelles sont vos inspirations artistiques ? 
Caroline : On en a 1000. Par exemple, quand on écrit, on écoute toujours de la musique. En ce moment, j’écris avec Oneohtrix Point Never ou avec Burzum et ça m’aide. Quand on a écrit Jessica, je venais de lire Berserk qui est un manga japonais. Après dans les films, il y a Gus van Sant, c’est un peu la base ; Harmony Korine. Même Coppola, Spielberg, des trucs beaucoup plus gros : y’en a mille. En fait, on peut être influencé par mille choses, par les histoires, les émotions. Ce qui nous influence en premier, ce sont les émotions que l’on va avoir, que l’on va trouver, que l’on va chercher quelque part. On les trouve des fois dans le cinéma, des fois dans la musique, des fois dans la lecture, des fois dans la vie avec des copains [rires] donc voilà… Tu veux rajouter des cinéastes, Jonathan ?
Jonathan : Nan, t’as tout dit…
Augustin : C’est dur sinon impossible, mais si éventuellement vous deviez choisir un film..?
Caroline : C’est hyper dur, c’est super chaud… Si, moi, par exemple, il y a Donnie Darko. Ce n’est pas le même cinéma que je fais mais à chaque fois que je le vois, je me dis le mec, il a fait ce film à 21 ans. Il y a un truc d’émotions, de personnages, d’histoires… Je l’ai encore regardé récemment et, même s’il y a des choses qui vieillissent mal dans le film, ça reste fou. Ce que j’aime, c’est quand les frontières se distordent et là, c’est ce qui se passe. Quand t’arrives à toucher ça dans un film ou même dans une série comme dans Twin Peaks, tu arrives à surprendre. Je crois qu’on aime bien être surpris. 
Augustin : C’est drôle, je n’aurais pas du tout pensé à Donnie Darko, j’aurais plutôt pensé à Elephant par exemple 
Caroline : Ça c’est plus toi [Jonathan], c’est le premier film qui t’a marqué. Tu veux que je raconte pour toi ? (Rires). C’est le premier film qu’il a vu au cinéma et qui lui a donné envie de faire des films. Moi, ça a plus été Donnie Darko. 
Jonathan : On nous parle souvent d’Elephant mais c’est toujours un peu plus compliqué. Je ne pense pas qu’on essaie de faire des films qui sont référencés. Ils le sont malgré nous. On n’essaie pas de faire des clins d’œil. C’est toujours un truc où ça nous échappe un peu aussi tout ça. C’est des choses qui nous ont marqués. 
Caroline : Ce n’est jamais parce qu’on a voulu copier : des films comme Jerry nous ont marqués mais on ne les reproduit pas. A un moment , on s’est dit qu’il y avait un vrai truc de cinéma qui nous plaisait. On attache énormément d’importance à tout ce qui est formel, à l’image, au cadre. Ça ne veut pas dire que les autres cinéastes ne s’y intéressent pas, mais que peut-être on y a trouvé une inspiration malgré nous.

Augustin : Est-ce que vous auriez des conseils à donner aux jeunes cinéphiles et autres aspirants réalisateurs et cie ?
Jonathan : Qu’il faut faire des films tout le temps même si t’as pas les sous, même si t’as pas de caméra. 
Caroline : Faut faire, il faut faire. 
Jonathan : Il faut faire et se chier, et refaire…
Caroline : Et rater. 
Jonathan : J’avais vu un mec, au moment de Fusils à pompe, qui me disait : « Ah mais moi j’attends parce que là, je n’ai pas la caméra, je n’ai pas le budget. Avant de faire Fusils à pompe, on a fait beaucoup de films. Moi j’en ai fait plein, que j’ai raté et que je n’ai jamais montré, qui n’ont jamais existé et je pense qu’il n’y a pas d’excuse, surtout aujourd’hui [Caro : « T’as des portables »] tu peux toujours t’entraîner, juste ne pas attendre qu’on te demande de faire un film et d’avoir des sous. C’est juste d’en faire tout le temps : si t’as pas d’acteurs… Moi, j’ai fait la FEMIS en montage et beaucoup de gens font ce qu’on les exercices qu’on leur demande, et ne font rien à côté en oubliant ce truc : il faut tout le temps en faire. Il ne faut pas être dans le fantasme de se dire ‘j’attends de faire ce film mais alors je veux la dernière caméra qui existe avec tel acteur’, tu vois… Après, c’est bateau hein…
Augustin : Pas du tout, c’est super précis. Merci beaucoup en tout cas ! 

Jessica Forever, en salle le 1er mai 2019

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